Sinap (Lambron)
Turquie | Royaume d'Arménie en Cilicie
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Toponymes connus
- Sinap (Lambron) Turc Contemp.
- Skevra - Skewṙa Armenian Med.
Description
Description
Sinap (Lambron) se trouve dans le district de Çamlıyayla, dans la province de Mersin. Depuis la plaine où il est implanté, le site fait face à la grande forteresse de Namrun/Lambron, distante de deux kilomètres.
Le site est dominé par une grande tour a coeur rectangulaire accostée de tourelles d’angles qui, avec celles de Yanik et Sinap (çandir), est l’une des mieux conservées de Cilicie. Elle est associée aux vestiges de plusieurs édifices aux murs fortement arasés.
L’examen de la tour révèle un programme très maîtrisé mais dont la réalisation fut probablement perturbée. Jusqu’au niveau du premier étage, les assises sont parfaitement réglées, en grand appareil à bossage. Au premier étage, les assises des tours et des murs se dérèglent. Au-dessus, le bel appareil à bossage laisse place à une levée de moellons, sans que les tours n’en soient affectées. Puis revient l’appareil à bossages, avec une moindre régularité que celle observée dans les parties inférieures.
Nous interprétons ces variations comme relevant d’aléas de chantier qui ne remettent pas en question la cohérence de l’ouvrage.
Au niveau du rez-de-chaussée, une porte est aménagée dans la face sud. Cette dernière est atypique, à double vantaux, comme à Gözne, et couverte d’un arc segmentaire. Une bretèche dont subsistent trois consoles permettait de la défendre. Une inscription, attestée, se trouvait probablement au-dessus de cette porte, où une lacune est visible dans le parement. Enfin, un bloc de parement à la face dressée gravé d’une croix simple, trop grande pour être interprétée comme une simple marque lapidaire, est positionné presque dans l’axe, au niveau du premier étage.
De manière exceptionnelle, les vestiges d’une possible seconde porte sont visibles au premier étage dans le mur nord. Une pierre en console, aujourd’hui disparue, à l’aplomb de cette ouverture, laisse penser qu’elle était défendue par une bretèche. Pourtant, la faible hauteur de l’ouverture, l’absence de feuillure, de trous barriers et de toute trace d’ouvrage extérieur d’accès jettent un doute sur sa fonction.
L’existence de cette seconde porte laisse entendre que les deux niveaux étaient déconnectés.
À Sinap (Lambron), le rez-de-chaussée est aveugle et sa voûte dotée d’un arc doubleau unique, tandis que celle du premier étage en possède deux.
Le premier étage, lui, est largement pourvu d’ouvertures principalement dévolues au tir. Les petits côtés ouest et est sont chacun défendus par une paire d’archères, le grand côté sud par trois autres, et le dernier par deux autres, l’emplacement correspondant à la troisième archère manquante étant consacré à une porte.
Ces dix archères sont à linteau monolithe taillé en voussure en plein cintre, sous niche voûtée en berceau brisé et toutes munies d’un étrier triangulaire.
Mais en plus de ce programme de défense active assez classique pour ce type de monument, la salle du premier étage de la tour de Sinap forme aussi un espace monumental exceptionnel axé sur une haute niche centrée dans sa face orientale. De nombreux indices assurent que cette niche appartient au programme d’origine de la tour et qu’elle ne peut avoir été insérée a posteriori. Les deux niches d’archères qui l’encadrent ont été délibérément éloignées vers les angles de la salle, au contraire de celles du mur opposé. Alors que l’épaisseur des murs diminue entre le niveau bas et l’étage, l’épaisseur du mur oriental se conserve à l’étage, pour permettre l’ouverture de la niche sans affaiblissement de la paroi. L’implantation des travées du couvrement et surtout des boulins, supports des cintres de voûtement, au ras des doubleaux et des façades intérieures, assure que cette disposition particulière du mur oriental appartient bien au parti d’origine.
Avec sa forme semi-cylindrique et son couvrement en cul-de-four, la niche de Sinap n’a que peu d’équivalent en Cilice. L’absence d’ouverture dans la niche-même exclut l’usage cultuel, comme l’avait déjà établi R. Edwards. La salle de l’étage de la tour de Sinap était plus probablement une salle d’apparat que l’on peut comparer à la belle salle de la forteresse de Gaban/Kapan, également dotée de deux niches aveugles couvertes en cul de four.
Cette comparaison pourrait inviter à envisager que Sinap (Lambron) soit plutôt un ouvrage seigneurial. Cependant, en Cilicie, les seigneurs ont manifesté leur puissance par la construction de forteresses plutôt que de petits ouvrages isolés. Au sein d’un monastère en revanche, on peut penser que la présence d’une salle d’apparat comme celle de Sinap (Lambron) soit la marque d’un personnage puissant du clergé, supérieur du couvent, archevêque ou évêque manifestant ainsi sa puissance temporelle.
La tour de Sinap (Lambron) revêt un caractère exceptionnel puisque malgré un programme général résolument défensif, de nombreuses dispositions ont été prises pour permettre de faire du premier étage une salle d’apparat, ce qui témoigne assurément de l’importance de son commanditaire.
Histoire
Une inscription arménienne dont on a conservé une photographie, réputée comme provenant de la tour de Sinap (Lambron), précise que la tour a été construite en 1319 et était un lieu de refuge et de défense d’un peuplement préexistant avant son érection.
Le plan reconstitué de l’ensemble du site, ce témoignage épigraphique et les analyses proposées nous ont convaincu que Sinap est en réalité le monastère de Skewṙa/Սկեւռա, qui faisait face à la grande forteresse de Namrun/Lambron.
D’après le continuateur de Samuel d’Ani, le monastère de Skewṙa avait été incendié par les Turcs en 1279. La tour dont on admire encore les vestiges aujourd’hui pourrait être la réponse du roi Awšin aux attaques subies par un des centres cultuels les plus importants du royaume d’Arménie en Cilicie. Il s’agit bien sûr d’une hypothèse, à laquelle on peut donner une consistance supplémentaire en rappelant qu’en 1319, au moment de l’érection de la tour, le monastère est encore en pleine activité, et qu’il le reste au moins jusqu’en 1325, date des derniers colophons de Skewṙa qui nous sont parvenus.